Les animaux ne savent pas qu’ils doivent mourir. Sans doute il en est parmi eux qui distinguent le mort du vivant : entendons par là que la perception du mort et celle du vivant ne déterminent pas chez eux les mêmes mouvements, les mêmes actes, les mêmes attitudes; cela ne veut pas dire qu’ils aient l’idée générale de la mort, non plus d’ailleurs que l’idée générale de la vie, non plus qu’aucune autre idée générale, en tant du moins que représentée à l’esprit et non pas simplement jouée par le corps. Tel animal « fera le mort » pour échapper à un ennemi; mais c'est nous qui désignons ainsi son attitude; quant à lui, il ne bouge pas parce qu’il sent qu’en remuant il attirerait ou ranimerait l’attention, qu’il provoquerait l’agression, que le mouvement appelle le mouvement. On a cru trouver des cas de suicide chez les animaux; à supposer qu'on ne se soit pas trompé, la distance est grande entre faire ce qu’il faut pour mourir et savoir qu’on en mourra; autre chose est accomplir un acte, même bien combiné, même approprié, autre chose imaginer l’état qui s’ensuivra. Mais admettons même que l’animal ait l’idée de la mort. Il ne se représente certainement pas qu’il est destiné à mourir, qu’il mourra de mort naturelle si ce n’est pas de mort violente. Il faudrait pour cela une série d’observations faites sur d’autres animaux, puis une synthèse, enfin un travail de généralisation qui offre déjà un caractère scientifique. A supposer que l’animal pût esquisser un tel effort, ce serait pour quelque chose qui en valût la peine; or, rien ne lui serait plus inutile que de savoir qu’il doit mourir. Il a plutôt intérêt à l’ignorer. Mais l’homme sait qu’il mourra. Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan. S’ils ne se pensent pas eux-mêmes sub specie æterni, leur confiance, perpétuel empiétement du présent sur l’avenir, est la traduction de cette pensée en sentiment. Mais avec l’homme apparaît la réflexion, et par conséquent la faculté d’observer sans utilité immédiate, de comparer entre elles des observations provisoirement désintéressées, enfin d’induire et de généraliser. Constatant que tout ce qui vit autour de lui finit par mourir, il est convaincu qu’il mourra lui-même. La nature, en le dotant d’intelligence, devait bon gré mal gré l’amener à cette conviction. Mais cette conviction vient se mettre en travers du mouvement de la nature. Si l’élan de vie détourne tous les autres vivants de la représentation de la mort, la pensée de la mort doit ralentir chez l’homme le mouvement de la vie. Elle pourra plus tard s’encadrer dans une philosophie qui élèvera l’humanité au-dessus d’elle-même et lui donnera plus de force pour agir. Mais elle est d’abord déprimante, et elle le serait encore davantage si l’homme n’ignorait, certain qu'il est de mourir, la date où il mourra. L’événement a beau devoir se produire : comme on constate à chaque instant qu’il ne se produit pas, l’expérience négative continuellement répétée se condense en un doute à peine conscient qui atténue les effets de la certitude réfléchie. Il n’en est pas moins vrai que la certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d’êtres vivants qui était fait pour ne penser qu’à vivre, contrarie l’intention de la nature. Celle-ci va trébucher sur l’obstacle qu’elle se trouve avoir placé sur son propre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. A l’idée que la mort est inévitable elle oppose l’image d’une continuation de la vie après la mort; cette image, lancée par elle dans le champ de l’intelligence où vient de s’installer l’idée, remet les choses en ordre; la neutralisation de l’idée par l’image manifeste alors l’équilibre même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous retrouvons donc devant le jeu tout particulier d’images et d’idées qui nous a paru caractériser la religion à ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort.
Bergson, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, 1932.
- Bien avant Marx, Nietzsche ou Freud, les épicuriens ont dénoncé les croyances religieuses comme des illusions dangereuses
(pour la sérénité de l'âme) qu'une analyse rationnelle du monde était susceptible de dissiper. Voir tout le projet de la
Lettre à Ménécée dans
cette présentation globale de l'oeuvre; ou plus précisément
ce texte. Ou encore celui-ci de Lucrèce.
- Spinoza lui aussi dénonce la religion quand elle dégénère en superstition :
voir ici.
- Marx, La religion comme "opium du peuple" : voir
ce texte.
- Freud, La religion comme
illusion.
- Dans ce
texte tiré de Humain, trop humain, Nietzsche exhorte les hommes à ne plus se soucier de l'au-delà, des
"certitudes ultimes" concernant les origines ou les fins de l'univers, mais à re-donner sens et dignité à ce monde-ci, à
ce qui nous est proche...
- Comme en écho, Freud, au début de Malaise dans la culture, affirme lui aussi que la "grande" question de
la finalité
de la vie, du sens de la vie... n'a en fait aucun sens, pour un esprit non-religieux; car la vie n'a pas de
sens objectif si tôt que l'on admet que nul Dieu n'a créé le monde ni l'homme avec une vocation, une mission particulière
à accomplir.
- Lire
cet extrait du texte "Religion et modernité" de Danièle Hervieu-Léger, sociologue, tiré d'un ouvrage collectif intitulé
La religion au lycée.
- Article « Petits arrangements entre croyants » de Louise Couvelaire (Le Monde, 14 avril 2012).
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