Partons du tableau qu'a décrit un jour l'homme d'esprit danois Sören Kierkegaard. Il était censé représenter la traversée de la mer Rouge par les Hébreux. Mais, en le contemplant, on aurait découvert un tableau bien différent de ce que son sujet pouvait laisser prévoir. Imaginons-le peint par Poussin ou Altdorfer : ils auraient représenté une grande foule de gens, la panique inscrite dans leurs attitudes diverses, portant les fardeaux de leurs vies bouleversées, avec, au loin, la cavalerie égyptienne qui se prépare à charger. Ici, en revanche, on se trouvait confronté à un simple carré de peinture rouge, parce que, comme l'expliquait l'artiste, "les Hébreux ont déjà traversé la mer Rouge et les Égyptiens se sont noyés". D'après le commentaire de Kierkegaard, le résultat de sa vie ressemble à ce tableau : tous les tumultes spirituels qu'il a vécus - son père maudissant Dieu au milieu des Landes danoises, sa rupture avec Regina Olsen, sa quête intérieure du sens de la religion chrétienne, les débats sans fin d'une âme à l'agonie - ont fini par se fondre, tels les échos dans les grottes de Marabar, en "un état d'âme, une couleur unique".
A côté de celui que décrit Kierkegaard, plaçons maintenant un tableau, exactement identique au premier. Supposons qu'il ait été réalisé par un portraitiste danois doté d'une intuition psychologique hors pair et qu'il s'intitule L'Etat d'âme de Kierkegaard. Continuons encore dans cette veine et imaginons toute une série de rectangles rouges alignés les uns à côté des autres. Ainsi, à côté des deux tableaux, et ressemblant à chacun d'eux autant qu'ils se ressemblent entre eux, nous placerons d'abord Red Square, un aimable bout de paysage moscovite. Notre prochaine œuvre sera un exemplaire minimaliste d'art géométrique qui, par hasard, porte le même titre : Red Square. Vient ensuite Nirvana. Il s'agit d'un tableau métaphysique, fondé sur la connaissance de l'identité ultime des ordres de réalité du Nirvana et du Samsara et sur le fait que le monde du Samsara est gentiment appelé "la poussière rouge" par ceux qui s'en détournent. Puis il nous faut encore une nature morte, exécutée par un disciple aigri de Matisse. On l'appellera La Nappe rouge, et nous pouvons permettre que la couleur soit appliquée plus légèrement. Notre objet suivant n'est pas vraiment une œuvre d'art : c'est un châssis entoilé dont le fond a été préparé au minium et sur lequel Giorgione, s'il avait vécu assez longtemps, aurait exécuté son chef-d’œuvre non réalisé, la Conversazione sacra. Il s'agit d'une surface rouge et, bien qu'on puisse à peine parler d'une œuvre, elle n'est pas dénuée d'intérêt pour l'histoire de l'art, puisque c'est Giorgione lui-même qui a exécuté le fond. Pour finir, j'ajouterai une surface qui, elle aussi, est peinte au minium mais n'est pas un fond de tableau : un simple artefact que j'expose comme quelque chose dont l'intérêt philosophique se réduit au fait qu'il ne s'agit pas d'une œuvre d'art. Et s'il intéresse l'histoire de l'art, c'est uniquement parce que, plutôt que de l'ignorer, nous le contemplons : car c'est simplement un objet, avec de la peinture par-dessus.
Voici donc mon exposition au complet. Son catalogue, bien qu'en couleurs, est plutôt monotone : toutes ses reproductions sont pareilles. Et pourtant les tableaux reproduits appartiennent à des genres aussi divers que la peinture historique, l'art du portrait psychologique, le paysage, l'abstraction géométrique, l'art religieux et la nature morte. S'y ajoute la reproduction d'un châssis entoilé de l'atelier de Giorgione et celle d'une simple objet qui ne prétend en rien au statut élevé de l'art.
Arthur Danto, La transfiguration du banal, 1981.
- Les tableaux imaginés par Arthur Danto dans cet extrait sont-ils tous semblables ou différents ?
- S'ils sont différents, où résident leurs différences ?
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