Sartre
La honte et mon ĂȘtre pour-autrui
Nous avons décrit la réalité-humaine à partir des conduites négatives et du cogito. Nous avons découvert, en suivant ce fil conducteur, que la réalité-humaine était pour-soi. Est-ce là tout ce qu'elle est ? (...)
ConsidĂ©rons, par exemple, la honte. (...) J'ai honte de ce que je suis. La honte rĂ©alise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai dĂ©couvert par la honte un aspect de mon ĂȘtre. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dĂ©rivĂ©es de la honte puissent apparaĂźtre sur le plan rĂ©flexif, la honte n'est pas originellement un phĂ©nomĂšne de rĂ©flexion. En effet, quels que soient les rĂ©sultats que l'on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure premiĂšre est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle Ă moi, je ne le juge ni ne le blĂąme, je le vis simplement, je le rĂ©alise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout Ă coup que je lĂšve la tĂȘte : quelqu'un Ă©tait lĂ et m'a vu. Je rĂ©alise tout Ă coup toute la vulgaritĂ© de mon geste et j'ai honte. (...) Or autrui est le mĂ©diateur indispensable entre moi et moi-mĂȘme : j'ai honte de moi tel que j'apparais Ă autrui. Et, par l'apparition mĂȘme d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-mĂȘme comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais Ă autrui. Mais pourtant cet objet apparu Ă autrui, ce n'est pas une vaine image dans l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entiĂšrement imputable Ă autrui et ne saurait me "toucher". Je pourrais ressentir de l'agacement, de la colĂšre en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prĂȘte une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas; mais je ne saurais ĂȘtre atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. (...) Ainsi autrui ne m'a pas seulement rĂ©vĂ©lĂ© ce que j'Ă©tais : il m'a constituĂ© sur un type d'ĂȘtre nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles.
Sartre, L'ĂȘtre et le nĂ©ant, 1943