En se plaçant ainsi lui-même au centre de ce monde dont il se rend le maître, l’homme moderne le vide de son mystère : il le « désenchante ». Bien sûr, l’homme moderne ignore encore beaucoup de choses, mais l’avancée de la science doit, en droit, résorber ce qui est encore incompréhensible ou inconnu. Bien sûr, il ne contrôle pas encore tout à fait la nature, mais, en droit, la technique devrait lui permettre de s’en rendre de plus en plus complètement maître : la modernité se développe à partir de ces deux grandes idées motrices. Les hommes modernes s’approprient (ou projettent de s’approprier) les qualités des dieux du passé : l’omniscience et la toute-puissance. Cette « divinisation » de l’homme qui se passe désormais des dieux fait écho à ce que le sociologue allemand Max Weber appelait le « désenchantement » du monde.
Tout est-il dit alors de la religion ? (...) L’attente du Royaume de Dieu qui orientait la vie des hommes du passé en Occident s’est-elle entièrement résorbée dans la gestion du monde, ici et maintenant, et dans la confiance, purement séculière, dans les avancées prochaines du progrès ? Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. Car ces avancées du progrès ne comblent pas entièrement les attentes humaines. Chaque pas en avant fait surgir de nouvelles questions, de nouveaux possibles, et donc de nouvelles attentes. (...) Bien sûr, les hommes modernes, dans leur immense majorité, ne fondent plus leur espoir sur la certitude de la venue du Messie à la fin des temps. Mais, sur un mode qui n’est plus « religieux », ils continuent à vivre dans l’attente.
(...)Il y a des périodes où les perspectives d’avenir paraissent très sombres, où les promesses de la modernité sont de moins en moins crédibles : c’est le cas des périodes de crise économique. Il y a aussi des moments où le changement technique et culturel prend un cours si rapide que beaucoup de gens se trouvent déstabilisés et perdus, sans repères, avec le sentiment qu’ils ne peuvent rien maîtriser de leur propre vie et qu’ils n’ont aucune prise sur les évolutions de la société. Ce sentiment de vivre dans un monde complètement opaque devient plus aigu quand les avancées de la science et de la technique elles-mêmes introduisent dans la vie collective de nouvelles sources d’incertitude et donc de nouvelles peurs. (...)
À cause de cette tension , que les hommes modernes essayent de résoudre, la religion a toujours sa place dans la société moderne. À condition, bien entendu, d’entendre le mot « religion » dans un sens très large, comme le moyen dont les hommes se dotent pour donner une signification à cette tension. La croyance dans les pouvoirs illimités de la science, ou de la technique, ou de la Révolution, peut être considérée comme la « religion » même de la modernité. Mais il y a des moments où cette foi dans les pouvoirs de l’homme moderne est sérieusement mise à mal : parce que les découvertes scientifiques peuvent conduire à la destruction de la planète, parce que les révolutions ont débouché sur le totalitarisme, parce que le développement de l’économie, au lieu de rendre ceux qui en bénéficient plus libres, fait d’eux des intoxiqués de la consommation de masse, etc. Dans ces circonstances, les hommes modernes tentent tant bien que mal de reconstruire des systèmes de significations qui leur permettraient de donner un sens à ce chaos… Ils le font, le plus souvent, en « bricolant » diverses références, dont certaines viennent de la modernité elle-même, et dont d’autres sont empruntées à cet univers religieux que la sécularisation semblait avoir plus ou moins dissous. On assiste même, comme c’est le cas en ce moment, à des renouveaux spectaculaires, dans les pays les plus avancés, des grandes « religions historiques », et cela, même si l’influence directe des institutions religieuses dans la vie sociale continue de s’amenuiser. Ces « renouveaux religieux » ne surgissent pas en dehors de la modernité, ils en sont le produit.