Cardon (Dominique)

Quatre types de réseaux sociaux

“Paravent” :

La première famille n’est pas la plus importante, mais elle joue un rôle particulier. S’y rangent les sites de rencontres où la visibilité des profils est organisée derrière un paravent. L’identité affichée est très réaliste et les critères retenus, objectifs et durables, sont ceux de l’identité civile (photo, âge, localisation, mensurations, revenus, etc.) mais on ne s’y découvre que progressivement. La rencontre est un processus de dévoilement dont la plateforme organise les étapes, invitant les internautes à négocier entre eux avant de consentir à révéler des traits plus narratifs de leur identité. Certains de ces sites, comme Tinder, inspirés des sites gay, proposent des séquences de dévoilement raccourcies, plus immédiates, mais c’est la même dynamique : on commence par se choisir – se « matcher » –, pour avoir ensuite le droit de discuter en ligne, de se donner un numéro de téléphone et de se voir.

“Clair-obscur” :

La deuxième famille de réseaux sociaux est la plus importante. Elle regroupe un ensemble de réseaux dont la propriété commune est de créer une visibilité en clair-obscur, une zone grise selon danah boyd, spécialiste des réseaux sociaux, ou bien une visibilité privée-publique. Dans cette famille de services, les internautes s’exposent tout en se cachant. Ils affichent une identité narrative en racontant leur journée, en livrant leurs sentiments, leur vie avec les amis, leurs aventures de vacances, leurs démêlés avec les parents ou les professeurs. S’ils exposent leur vie personnelle dans sa dimension très quotidienne, ils ne souhaitent pas être vus de tout le monde. L’ingéniosité des plateformes consiste alors à inventer des espaces dans lesquels il est possible de régler sa visibilité. Être vu de ses amis, mais pas des parents ou des professeurs ; montrer des photos de vacances, mais pas à son chef ; suivre les autres sans que les voisins, les « ex » ou les collègues ne vous voient. En règle générale, les internautes ne s’exposent pas naïvement à tout le monde. Beaucoup sont même devenus des experts dans l’usage des paramètres permettant de masquer, de bloquer ou d’effacer certaines publications (sans être bien entendu à l’abri des erreurs). (...) Facebook est aujourd’hui le principal réseau en clair-obscur dans la plupart des pays ; il n’y a guère que dans les régimes autoritaires que la fonctionnalité du clair-obscur (se montrer tout en se cachant) est prise en charge par une autre plateforme, tels Vkontakte en Russie ou Wechat en Chine. En France, la visibilité en clair-obscur a d’abord été portée par Skyblog. Aujourd’hui, outre Facebook, elle s’observe notamment sur Snapchat et Whatsapp. C’est à cette famille de réseaux sociaux en clair-obscur que l’on doit l’incroyable mobilisation qui a bouleversé la démographie du web depuis les années 2000. Toutes les générations se sont peu à peu emparées de ces lieux de discussion, à tel point que les plus jeunes, qui ont été les pionniers de ce type d’usage, ont fini par déserter des plateformes telles que Facebook pour rejoindre d’autres réseaux sociaux, comme Snapchat, où ils peuvent maintenir l’entre-soi du clair-obscur… jusqu’à ce que leurs parents rejoignent à leur tour Snapchat, dans un interminable jeu du chat et de la souris.

“Phare” :

Une troisième famille de plateformes sociales donne une visibilité beaucoup plus large au profil des participants. C’est Myspace qui a inventé ce format, que l’on peut qualifier de phare, par opposition au clair-obscur : tout y est visible par tous. Cette famille de réseaux sociaux est apparue de façon inattendue à une époque, le début des années 2000, où il paraissait évident que les réseaux d’amis en ligne devaient rester privés. (...) Si, dans cette troisième famille, tout le monde peut voir le profil de tout le monde, alors l’identité exposée est différente de celles montrées sur les sites des deux familles précédentes. En général, on n’y publie pas pour susciter la reconnaissance, l’amour, le rire de ses proches à propos d’événements ordinaires vécus dans la vie quotidienne. Au contraire, on affiche une identité tendue vers un centre d’intérêt afin de pouvoir le partager avec des inconnus : la musique sur Myspace, les chaînes personnelles sur Youtube, les photos sur Flickr ou Pinterest, les activités professionnelles sur Linkedin, les informations sur Twitter, etc. Il existe une relation étroite entre ce que l’on montre de soi et la visibilité que la plateforme accorde aux publications des utilisateurs. Au vu de tous, les participants ne se connectent pas entre eux parce qu’ils se connaissent, mais parce qu’ils ont des goûts, des opinions ou des passions en commun. Une tout autre logique se met en place lorsque la visibilité est ouverte : dans cette famille de réseaux sociaux c’est le partage de contenus qui domine. Mais il faut constater qu’avec le développement des stratégies de réputations en ligne, l’individu peut lui-même devenir un contenu qui se sculpte, se montre et attire à lui de la notoriété en provenance de personnes qu’il ne connaît pas. Sur Instagram, par exemple, certains comptes publics (mannequins, voyageurs, etc.) mettent en scène leur vie, leur corps ou leur personnalité pour drainer vers eux l’attention et les likes. À la différence des réseaux sociaux en clair-obscur, où les internautes racontent leur vie quotidienne de façon jouée mais ordinaire, c’est dans une véritable démarche de fabrication de soi que s’engagent certains lorsqu’ils entreprennent, à la manière d’une marque personnelle, de devenir des stars des réseaux sociaux.

“Mondes virtuels” :

La quatrième famille de réseaux sociaux en ligne est celle des mondes virtuels : jeux vidéo à univers persistants tels World of Warcraft, mondes virtuels de type Second Life. Ici, les identités des participants sont publiques. En revanche elles ont été tellement façonnées, sculptées et fabriquées (pseudos, avatars, jeux avec l’identité) qu’elles dissimulent l’identité réelle des personnes. Les mondes virtuels fabriquent ainsi des espaces dans lesquels les personnes se lient entre elles à partir d’affinités qui sont beaucoup moins liées à leur personnalité hors ligne qu’à ce qu’elles cherchent à projeter en ligne à travers leur avatar.

Cardon (Dominique), Culture numérique, 2019

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