Todorov (Tzvetan)

L'exotisme

Idéalement, l’exotisme est un relativisme au même titre que le nationalisme, mais de façon symétriquement opposée : dans les deux cas, ce qu’on valorise n’est pas un contenu stable, mais un pays et une culture définis exclusivement par leur rapport avec l’observateur. C’est le pays auquel j’appartiens qui détient les valeurs les plus hautes, quelles qu’elles soient, affirme le nationaliste; non, c’est un pays dont la seule caractéristique pertinente est qu’il ne soit pas le mien, dit celui qui professe l’exotisme. Il s’agit donc dans les deux cas d’un relativisme rattrapé à la dernière minute par un jugement de valeur (nous sommes mieux que les autres; les autres sont mieux que nous), mais où la définition des entités comparées, “nous” et “les autres”, reste, elle, purement relative.

Les attitudes relevant de l’exotisme seraient donc le premier exemple où l’autre est systématiquement préféré au même. Mais la manière dont on se trouve amené, dans l’abstrait, à définir l’exotisme, indique qu’il s’agit moins d’une valorisation de l’autre que d’une critique de soi, et moins de la description d’un réel que de la formulation d’un idéal. Personne n’est intrinsèquement autre; il ne l’est que parce qu’il n’est pas moi; en disant de lui qu’il est autre, je n’en ai encore rien dit vraiment; pis je n’en sais rien et n’en veux rien savoir, puisque toute caractérisation positive m’empêcherait de le maintenir dans cette rubrique purement relative, l’altérité. (...) Les meilleurs candidats au rôle d’idéal exotique sont les peuples et les cultures les plus éloignés et les plus ignorés. Or la méconnaissance des autres, le refus de les voir tels qu’ils sont peuvent difficilement être assimilés à une valorisation. C’est un compliment bien ambigu que de louer l’autre simplement parce qu’il est différent de moi. La connaissance est incompatible avec l’exotisme, mais la méconnaissance est à son tour inconciliable avec l’éloge des autres; or, c’est précisément ce que l’exotisme voudrait être, un éloge dans la méconnaissance. Tel est son paradoxe constitutif.

Les descriptions classiques de l’âge d’or et, si l’on peut dire, des terres d’or, sont donc obtenues principalement par l’inversion des traits qu’on observe chez nous -et à un degré bien moindre par l’observation des autres. (...)

L’interprétation primitiviste de l’exotisme est aussi ancienne que l’histoire elle-même; mais elle reçoit une formidable impulsion à partir des grands voyages de découverte du XVIème siècle, puisque, en particulier avec la découverte de l’Amérique par les Européens, on dispose d’un immense territoire sur lequel projeter les images toujours disponibles d’un âge d’or révolu chez nous. (...) La description que fait Amerigo des moeurs des indiens mérite d’être citée, tant elle annonce avec précision les futurs portraits des bons sauvages. “Ils n’ont de vêtements ni de laine, ni de lin, ni de coton, car ils n’en n’ont aucun besoin; et il n’y a chez eux aucun patrimoine, tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur, et chacun est à lui-même son propre maître. Ils ont autant d’épouses qu’ils leur plaît, et le fils vit avec la mère, le frère avec la soeur, le cousin avec la cousine, et chaque homme avec la première femme venue. Ils rompent leurs mariages aussi souvent qu’ils veulent, et n’observent à cet égard aucune loi. Ils n’ont ni temples, ni religion, et ne sont pas des idolâtres. Que puis-je dire de plus ? Ils vivent selon la nature.”

La société des sauvages, d’après Amerigo, se caractérise par cinq traits : pas de vêtements; pas de propriété privée; pas de hiérarchie ni de subordination; pas d’interdits sexuels; pas de religion; le tout se trouvant résumé dans cette formule : “vivre selon la nature”.

Todorov (Tzvetan), Nous et les autres, 1989

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