Citron (Suzanne)

A propos de Clovis

Un comité exclusivement français s'apprête à parrainer une « année Clovis ». Qu'en pensent d'éminents historiens médiévistes allemands comme Karl Ferdinand Werner, l'analyste du « mythe franc » et de son appropriation par l'historiographie française, ou comme Carl Richard Brühl fustigeant l'anachronisme de ceux qui considèrent « l'Allemagne » ou « la France » comme des données historiques établies a priori ?

En France, un catéchisme scolaire, d'origine à la fois royaliste et républicaine, entretient dans notre pays l'image d'une nation intemporelle, éternelle, préexistant à sa propre histoire. Pour nos voisins européens, cette célébration hexagonale de Clovis ne peut que renforcer l'idée d'une France arrogante, toujours prompte à s'attribuer l'exceptionnalité comme fondement de l'identité nationale.

Si l'on croit au déterminisme historique, le royaume de Clovis concerne autant le passé des futurs Allemands, Belges, Néerlandais, Luxembourgeois que celui des futurs Français. Et Clovis parlait une langue que l'on pourrait qualifier de « proto-allemande », mais certainement pas de « proto-française » ! Clovis, premier roi illustre de l'histoire de France ? La manipulation du passé remonte aux moines de Saint-Denis, historiographes des premiers Capétiens. Ils ont prétendu que leurs rois descendaient des Carolingiens. Ces derniers avaient eux-mêmes légitimé leur propre coup d'Etat, grâce au mythe introduit au IXe siècle par l'évêque de Reims Hincmar : l'huile du sacre de Pépin et de ses successeurs était celle du baptême de Clovis, apportée par une colombe et miraculeusement conservée depuis lors dans la Sainte Ampoule de l'église de Reims.

L'historiographie libérale et républicaine du XIXe siècle a entériné cette pseudo-continuité des dynasties royales en adossant l'histoire des rois au mythe des Gaulois ancêtres des Français, garants de la préexistence idéologique et chronologique de la nation sur les rois. Et les manuels de l'école républicaine ont ainsi intégré Clovis et Charlemagne dans le légendaire de l'histoire de France.

Cette « année Clovis » ne pourrait-elle, au contraire, être celle de la démythification des histoires « nationales » ? D'abord refuser la vision idyllique et truquée du Clovis chrétien de Jean Paul II. « Les portraits de Clovis donnés par les sources anciennes, écrit l'historienne Colette Beaune, ne sont clairs que sur l'appréciation laudative des qualités guerrières du Mérovingien. » Parce que ce pillard (ou roi d'un peuple pillard) rendait à l'Eglise une partie du butin, allons-nous, une année durant, le proposer comme « repère » aux jeunes de nos banlieues ? Souhaite-t-on que les fabricants lancent une mode de tee-shirts avec Clovis fracassant le crâne du guerrier de Soissons ? Ou que les Corses adoptent la framée ? Cette « année Clovis » ne pourrait-elle être celle de la démythification des histoires « nationales » ?

Nous avons, aujourd'hui, besoin d'une historiographie qui ne soit plus celle de la France une, indivisible et sans commencement, mais celle d'une France plurielle, interculturelle, qui intègre une diversité religieuse, ethnique, philosophique, régionale, ouverte aux autres. Dans tous les pays européens, les mythes et les stéréotypes ont été, au XIXe et au XXe siècle, mis au service d'une image orgueilleuse et exclusive de la nation. Déverrouillons, au contraire, les imaginaires collectifs. Si nous ne voulons pas laisser le projet européen s'engluer dans les débats technocratiques, si nous voulons qu'il retrouve un souffle de générosité, si nous voulons réinventer le lien social à l'intérieur de nos sociétés complexes, ce n'est certainement pas cette célébration franco-française de Clovis qui y contribuera.

Citron (Suzanne), Le Monde, 28 février 1996

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