Sartre et l'existentialisme

Une petite présentation




Sartre fait partie de ces rares philosophes dont le nom est connu de tout le monde, dont même quelques formules sont célèbres, comme "L'existence précède l'essence" ou encore plus "L'enfer c'est les autres". On sait encore généralement que Sartre est un philosophe "existentialiste". La présentation qui suit a pour but, de manière rapide et synthétique, de présenter les grandes lignes de l'existentialisme de Sartre.

L'existence précède l'essence

Pour Sartre, l'homme est donc cet être chez qui "l'existence précède l'essence", c'est-à-dire qui est d'abord et qui se définit ensuite, par ses choix, par ses actes. Ce qui signifie qu'il est libre. Il se distingue donc des objets, par exemple de ceux produits par l'homme, qui sont d'abord définis, conçus puis qui existent ou sont produits ensuite. Un coupe papier par exemple, nous dit Sartre dans L'existentialisme est un humanisme, existe d'abord en tant qu'idée dans l'esprit de l'homme qui va le fabriquer : il en conçoit la fonction puis la structure avant de le réaliser. La définition ou l'essence de cet objet précède donc son existence matérielle. Dans le cadre de la philosophie athée de Sartre, nul esprit (aucun Dieu) n'a conçu l'homme avant qu'il en soit venu à exister. Il se trouve que l'espèce humaine existe, mais c'est seulement un fait, totalement contingent. L'essence de l'homme n'est donc définie ni par Dieu, ni par la nature. L'homme doit se définir lui-même, s'inventer. Cela est vrai aussi bien au niveau de l'espèce que de l'individu.

"Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir." (L'existentialisme est un humanisme, coll. Folio essais, p. 29)

L'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait

De cela, il découle que "l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait". Il est délaissé, seul, sans excuses. Son existence n'a aucun sens, ne procède d'aucun plan divin, ni ne répond à aucune vocation. Mon existence n'a aucun sens prédéfini, a priori, "objectif" pourrait-on dire. C'est moi qui lui en donne un, lucidement, consciemment, ou pas (cf. plus bas remarques sur la mauvaise foi). L'homme est pleinement responsable de ce qu'il est. L'homme est liberté. Il ne peut se réfugier derrière aucun déterminisme. Il fait d'ailleurs l'expérience de sa liberté, ou il en prend conscience, ce qui revient au même, dans ce sentiment qu'avaient déjà examiné Kierkegaard (philosophe danois du XIXe siècle) et Heidegger (philosophe allemand du XXe) qu'est l'angoisse. L'angoisse saisit l'individu qui se rend compte que c'est lui qui se choisit, qui choisit sa vie, qui choisit également les valeurs qui le guideront dans son existence. Et l'individu ne peut pas ne pas choisir. Il est nécessairement engagé dans une situation (un certain contexte social et historique : il est par exemple français sous l'occupation allemande, ou fonctionnaire de l'Etat nazi). On peut feindre d'ignorer sa situation et continuer à faire de bonnes affaires y compris avec l'ennemi, comme certains français l'ont fait; on peut agir contre cette situation et entrer dans la résistance comme d'autres; on peut simplement continuer à "faire son travail" comme Eichmann, responsable de la logistique de la déportation. Mais quoi qu'il en soit on s'engage, et on engage sa responsabilité, parce que notre liberté est totale. Même celui qui refuse d'agir, ou de s'engager, choisit. Son retrait, son "abstention" sont encore des formes d'actions, de choix. L'homme n'échappe pas à sa liberté, et à son corrolaire, sa responsabilité. C'est le sens de la formule "l'homme est condamné à être libre", qui peut sembler paradoxale.

Néanmoins, il existe une manière de fuir sa liberé, c'est-à-dire non pas de la supprimer, mais de se la masquer. C'est comme une telle attitude de fuite que Sartre définit la mauvaise foi. C'est une forme de "mensonge à soi", une façon de se mentir à soi-même, pour le sujet qui cherche à nier justement ce statut (de sujet) qui le fait conscient et libre, donc responsable. Le sujet se pense comme un simple objet du monde : soumis à des déterminismes multiples qui sont autant d'excuses, d'alibis, pour n'avoir pas agi, ou avoir mal agi. Il se réfugie par exemple derrière l'idée de destin pour se raconter une histoire selon laquelle ce n'est pas lui qui a choisi sa vie, mais qu'il n'a fait que la subir, qu'il "ne pouvait pas faire autrement", qu'il "n'a pas eu le choix". Cela se traduit dans des formules comme "c'est la vie !", "c'est comme ça !" ou encore "je suis comme ça", "je n'y peux rien"...

L'enfer c'est les autres

Dans L'être et le néant (1943), Sartre, après s'être concentré sur l'analyse du sujet ou pour-soi, caractérisé essentiellement par la liberté, entreprend dans la troisième partie de l'ouvrage une analyse de ce qu'il appelle le pour-autrui. Plus simplement, il s'agit alors de réfléchir au rapport à autrui, à ce qui se joue pour le sujet dans cette relation.

Sartre part de l'expérience du regard, ou plus précisément de l'expérience que nous faisons lorsque nous nous découvrons regardé par un autre. Imaginons que je sois seul dans un parc. Le monde s'organise autour de moi, à partir de moi, c'est-à-dire à partir de la conscience qui le pense. Je suis le sujet de ce monde, et les chaises, les arbres, la pelouse, la fontaine là-bas sont des objets que ma conscience perçoit. C'est uniquement pour-moi que ces objets sont en relation, existent comme constituant "un parc". Maintenant, imaginons que j'aperçoive qu'un autre homme est entré dans le parc (et dans mon champ de perception). Est-il dans l'espace comme une chaise ou un arbre ? Son apparition se résume-t-elle à l'addition d'un nouvel objet dans mon univers ? Non. Le percevoir comme homme c'est faire l'expérience d'une modification radicale de la situation. Ce parc n'est plus seulement mien, je n'en suis plus le point de référence absolue. Les arbres, les chaises, la pelouse sont maintenant également des objets pour lui, "je ne puis me mettre au centre". Je peux ainsi, nous dit Sartre, parler de "l'apparition d'un homme dans mon univers" comme d'un "élément de désintégration de cet univers". Le monde m'échappe et fuit vers lui, vers ce point de vue qui n'est pas le mien et que je ne peux faire mien. 

Mais qu'est-ce qui me fait reconnaître ce nouvel objet dans mon monde comme un homme, c'est-à-dire justement non pas comme un nouvel objet, mais comme l'apparition d'un autre sujet ? C'est que je fais l'expérience de la possibilité d'être-vu par lui, de devenir objet pour cet autre sujet. Avant son arrivée, je ne courais pas risque, puisque "je ne saurais être objet pour un objet". La pelouse, l'arbre ne peuvent m'objectiver (me constituer comme un objet) ou me réifier (me réduire au statut de chose) car ils n'ont pas de conscience. Comme dit Sartre, "la vérité du "voir-autrui"" c'est la possibilité d'être-vu par lui. Autrement dit, c'est le fait de faire l'expérience d'être sous le regard d'autrui qui me le révèle comme un homme et pas seulement comme une chose. Sous ce regard d'autrui, je découvre que je ne suis pas seulement pour-moi, une pure perspective libre sur le monde; j'ai aussi une extériorité, une réalité objective (d'objet) dans le monde, pour les autres : je découvre mon être-pour-autrui. Et cette dimension de mon être, je la suis sans en être l'origine. Je suis défini par autrui : "J'ai tout à coup conscience de moi en tant que je m'échappe (...) en tant que j'ai mon fondement hors de moi". Je rencontre donc autrui comme "la limite de ma liberté" ou comme une limite de souveraineté aussi bien sur le monde que sur une partie de mon être : "Avec le regard d'autrui, la "situation" m'échappe ou, pour user d'une expression banale, mais qui rend bien notre pensée : je ne suis plus maître de la situation".

C'est ainsi que Sartre fait de la honte le révélateur privilégié de mon être-pour-autrui : dans la honte je reconnais brusquement que je suis bien tel que me voit autrui : j'ai honte d'avoir été pris en flagrant délit de mensonge et donc d'être un menteur; d'avoir été surpris en train d'espionner ma femme au téléphone, et donc d'être jaloux ou possessif etc. "La honte (...) est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu'autrui regarde et juge". Ainsi, je suis dépossédé de ma liberté, de ma transcendance, qui me fait échapper à l'être, à l'en-soi; de ma possibilité de me définir moi-même. En me découvrant objet, "je suis ce que je suis" (un menteur, un jaloux etc.), je perds cette caractéristique du pour-soi "d'être ce qu'il n'est pas et de n'être pas ce qu'il est".

Une partie donc de la vérité de ce que je suis passe donc par autrui. Et m'échappe. Et m'aliène. C'est ainsi que l'on peut comprendre la fameuse phrase "l'enfer c'est les autres" ou comme le dit Sartre dans L'être et le néant, "S'il y a un autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi (...) j'ai un dehors, j'ai une nature; ma chute originelle c'est l'existence de l'autre".

Ainsi, est-ce le conflit qui régit nécessairement les rapports humains. Conflit dans lequel chacun cherche à se faire reconnaître comme sujet par un autre sujet, mais dans lequel il court sans arrêt le risque de se faire objectiver par l'autre ou de réduire l'autre à n'être qu'un simple objet pour lui (cf. analyses de Sartre sur l'amour).