Kant

Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique



Quel que soit le concept qu'on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénomènales, les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout évènement naturel, selon les lois universelles de la nature. L'histoire qui se propose de rapporter  ces manifestations, malgré l'obscurité où peuvent être plongées leurs causes, fait cependant espérer qu'en considérant (dans les grandes lignes) le jeu de la liberté du vouloir humain, elle pourra y découvrir un cours régulier, et qu'ainsi, ce qui dans les sujets individuels nous frappe par sa forme embrouillée et irrégulière, pourra néanmoins être connu dans l'ensemble de l'espèce sous l'aspect d'un développement continu, bien que lent, de ses dispositions originelles. Par exemple les mariages, les naissances qui en résultent et la mort, semblent, en raison de l'énorme influence que la volonté libre des hommes a sur eux, n'être soumis à aucune règle qui permette d'en déterminer le nombre à l'avance par un calcul; et cependant les statistiques annuelles qu'on dresse dans de grands pays mettent en évidence qu'ils se produisent tout aussi bien selon les lois constantes de la nature que les incessantes variations atmosphériques, dont aucune à part ne peut se déterminer par avance mais qui dans leur ensemble ne manquent pas d'assurer la croissance des plantes, le cours des fleuves, et toutes les autres formations de la nature, selon une marche uniforme et ininterrompue. Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais ils travaillent, comme s'ils suivaient un fil directeur, à favoriser la réalisation; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère.

Considérons les hommes tendant à réaliser leurs aspirations : ils ne suivent pas simplement leurs instincts comme les animaux ; ils n'agissent pas non plus cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé dans ses grandes lignes. Aussi une histoire ordonnée (comme par exemple celle des abeilles ou des castors) ne semble pas possible en ce qui les concerne. On ne peut se défendre d'une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci, de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien qu’à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité. Le philosophe ne peut tirer de là aucune autre indication que la suivante : puisqu'il lui est impossible de présupposer dans l'ensemble chez les hommes et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l'on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature : ceci rendrait du moins possible, à propos de créatures qui se conduisent sans suivre de plan personnel, une histoire conforme à un plan déterminé de la nature.

Nous allons voir s'il nous sera possible de trouver un fil conducteur pour une telle histoire, puis nous laisserons � la nature ce soin de produire l'homme capable de r�diger l'histoire selon ce principe. N'a-t-elle pas produit un Kepler qui, d'�tonnante fa�on, soumit les orbites excentriques des plan�tes � des lois d�termin�es, et un Newton qui expliqua ces lois en fonction d'un principe g�n�ral de la nature ?


Premi�re proposition

Toutes les dispositions naturelles d'une cr�ature sont d�termin�es de fa�on � se d�velopper un jour compl�tement et conform�ment � un but. - Chez les animaux, on v�rifie ce principe par l'observation externe aussi bien qu'interne ou par la dissection. Un organe qui n'a pas de raison d'�tre, un agencement qui ne remplit pas son but, sont des contradictions dans le syst�me t�l�ologique de la nature. Car si nous nous �cartons de ce principe, nous n'avons plus une nature conforme � des lois, mais une nature marchant � l'aveuglette, et l'ind�termination d�solante remplace le fil conducteur de la raison.


Deuxi�me proposition

Chez l'homme (en tant que seule cr�ature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent � l'usage de sa raison n'ont pas d� recevoir leur d�veloppement complet dans l'individu mais seulement dans l'esp�ce. - La raison, dans une cr�ature, est le pouvoir d'�tendre les r�gles et desseins qui pr�sident � l'usage de toutes ses forces bien au-del� de l'instinct naturel, et ses projets ne connaissent pas de limites. Mais elle-m�me n'agit pas instinctivement : elle a besoin de s'essayer, de s'exercer, de s'instuire, pour s'avancer d'une mani�re continue d'un d�gr� d'intelligence � un autre. Aussi chaque homme devrait-il jouir d'une vie illimit�e pour apprendre comment il doit faire un complet usage de toutes ses dispositions naturelles. Ou alors, si la nature ne lui a assign� qu'une courte dur�e de vie (et c'est pr�cis�ment le cas), c'est qu'elle a besoin d'une lign�e peut-�tre interminable de g�n�rations o� chacune transmet � la suivante ses lumi�res, pour amener enfin dans notre esp�ce les germes naturels jusqu'au degr� de d�veloppement pleinement conforme � ses desseins. Ce terme doit fixer, du moins dans l'id�e de l'homme, le but de l'effort � fournir; car, sans cela, les dispositions naturelles devraient �tre consid�r�es pour la plupart comme vaines et sans raison d'�tre. Or ceci d�truirait les principes pratiques; par suite, la nature serait suspecte d'un jeu pu�ril en l'homme seul, elle, dont la sagesse doit servir de maxime fondamentale pour juger toutes ses autres formations.


Troisi�me proposition

La nature a voulu que l'homme tire enti�rement de lui-m�me tout ce qui d�passe l'agencement m�canique de son existence animale, et qu'il ne participe � aucune autre f�licit� ou perfection que celle qu'il s'est cr��e lui-m�me, ind�pendamment de l'instinct par sa propre raison. - En effet la nature ne fait rien en vain, et elle n'est pas prodigue dans l'emploi des moyens pour atteindre ses buts. En munissant l'homme de la raison et de la libert� du vouloir qui se fonde sur cette raison, elle indiquait d�j� clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. Il ne devait pas �tre gouvern� par l'instinct, ni second� et inform� par une connaissance inn�e; il devait bien plut�t tirer tout de lui-m�me. Le soin d'inventer ses moyens d'existence, son habillement, sa s�curit� et sa d�fense ext�rieure (pour lesquelles elle ne lui avait donn� ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agr�able, son intelligence, sa sagesse m�me, et jusqu'� la bont� de son vouloir, devaient �tre enti�rement son oeuvre propre. La nature semble m�me s'�tre ici complu � sa plus grande �conomie, et avoir mesur� sa dotation animale au plus court et au plus juste en fonction des besoins les plus pressants d'une existence � ses d�buts; comme si elle voulait que l'homme, en s'effor�ant un jour de sortir de la plus primitive grossi�ret� pour s'�lever � la technique la plus pouss�e, � la perfection int�rieure de ses pens�es, et (dans la mesure o� c'est chose possible sur terre) par l� jusqu'� la f�licit�, en doive porter absolument seul tout le m�rite, et n'en �tre redevable qu'� lui-m�me; c'est comme si elle avait attach� plus d'importance chez l'homme � l'estime raisonnable de soi qu'au bien-�tre. Car le cours des choses humaines est h�riss� d'une foule d'�preuves qui attendent l'homme. Il semble bien que la nature n'ait pas eu du tout en vue de lui accorder une vie facile, mais au contraire de l'obliger par ses efforts � s'�lever assez haut pour qu'il se rende digne, par sa conduite, de la vie et du bien-�tre.

Ce qui demeure �trange ici, c'est que les g�n�rations ant�rieures semblent toujours consacrer toute leur peine � l'unique profit des g�n�rations ult�rieures pour leur m�nager une �tape nouvelle, � partir de laquelle elles pourront �lever plus haut l'�difice dont la nature a form� le dessein, de telle mani�re que les derni�res g�n�rations seules auront le bonheur d'habiter l'�difice auquel a travaill� (sans s'en rendre compte � vrai dire) une longue lign�e de devanciers, qui n'ont pu prendre personnellement part au bonheur pr�par� par elles. Mais, si myst�rieux que cela puisse �tre, c'est bien l� aussi une n�cessit�, une fois que l'on a admis ce qui suit : il doit exister une esp�ce animale d�tentrice de raison et, en tant que classe d'�tres raisonnables tous indistinctement mortels, mais dont l'esp�ce est immortelle, elle doit pourtant atteindre � la pl�nitude du d�veloppement de ses dispositions.


Quatri�me proposition

Le moyen dont la nature se sert pour mener � bien le d�veloppement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Soci�t�, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance r�guli�re de cette soci�t�. - J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilit� des hommes, c'est-�-dire leur inclination � entrer en soci�t�, inclination qui est cependant doubl�e d'une r�pulsion g�n�rale � le faire, mena�ant constamment de d�sagr�ger cette soci�t�. L'homme a un penchant � s'associer, car dans un tel �tat, il se sent plus qu'homme par le d�veloppement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension � se d�tacher (s'isoler), car il trouve en m�me temps en lui le caract�re d'insociabilit� qui le pousse � vouloir tout diriger dans son sens; et, de ce fait, il s'attend � rencontrer des r�sistances de tous c�t�s, de m�me qu'il se sait par lui-m�me enclin � r�sister aux autres. C'est cette r�sistance qui �veille toutes les forces de l'homme, le porte � surmonter son inclination � la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidit�, � se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gr�, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossi�ret� le m�nent � la culture dont le fondement v�ritable est la valeur sociale de l'homme; c'est alors que se d�veloppent peu � peu tous les talents, que se forme le go�t, et que m�me, cette �volution vers la clart� se poursuivant, commence � se fonder une forme de pens�e qui peut avec le temps transformer la grossi�re disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques d�termin�s. Par cette voie, un accord pathologiquement extorqu� en vue de l'�tablissement d'une soci�t�, peut se convertir en un tout moral. Sans ces qualit�s d'insociabilit�, peu sympathiques certes par elles-m�mes, source de la r�sistance que chacun doit n�cessairement rencontrer � ses pr�tentions �go�stes, tous les talents resteraient � jamais enfouis en germes, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuels parfaits; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font pa�tre, ne donneraient � l'existence gu�re plus de valeur que n'en a leur troupeau domestique; ils ne combleraient pas le n�ant de la cr�ation en consid�ration de la fin qu'elle se propose comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanit� rivalisant dans l'envie, pour l'app�tit insatiable de possession ou m�me de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanit� seraient �touff�es dans un �ternel sommeil. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son esp�ce : elle veut la discorde. Il veut vivre commod�ment et � son aise; mais la nature veut qu'il soit oblig� de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s'en lib�rer sagement. Les ressorts naturels qui l'y poussent, les sources de l'insociabilit� et de la r�sistance g�n�rale d'o� jaillissent tant de maux, mais qui, par contre, provoquent aussi une nouvelle tension des forces, et par l� un d�veloppement plus complet des dispositions naturelles, d�c�lent bien l'ordonnance d'un sage cr�ateur, et non pas la main d'un g�nie malfaisant qui se serait m�l� de b�cler le magnifique ouvrage du Cr�ateur, ou l'aurait g�t� par jalousie.


Cinqui�me proposition

Le probl�me essentiel pour l'esp�ce humaine, celui que la nature contraint l'homme � r�soudre, c'est la r�alisation d'une Soci�t� civile administrant le droit de fa�on universelle. - Ce n'est que dans la soci�t�, et plus pr�cis�ment dans celle o� l'on trouve le maximum de libert�, par l� m�me un antagonisme g�n�ral entre les membres qui la composent, et o� pourtant l'on rencontre aussi le maximum de d�termination et de garantie pour les limites de cette libert�, afin qu'elle soit compatible avec celle d'autrui; ce n'est que dans une telle soci�t�, disons-nous, que la nature peut r�aliser son dessein supr�me, c'est-�-dire le plein �panouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de l'humanit�. Mais la nature exige aussi que l'humanit� soit oblig�e de r�aliser par ses propres ressources ce dessein, de m�me que toutes les autres fins de sa destination. Par cons�quent une soci�t� dans laquelle la libert� soumise � des lois ext�rieures se trouvera li�e au plus haut degr� possible � une puissance irr�sistible, c'est-�-dire une organisation civile d'une �quit� parfaite, doit �tre pour l'esp�ce humaine la t�che supr�me de la nature. Car la nature, en ce qui concerne notre esp�ce, ne peut atteindre ses autres desseins qu'apr�s avoir r�solu et r�alis� cette t�che. C'est la d�tresse qui force l'homme, d'ordinaire si �pris d'une libert� sans bornes, � entrer dans un tel �tat de contrainte, et, � vrai dire, c'est la pire des d�tresses : � savoir, celle que les hommes s'infligent les uns aux autres, leurs inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns � c�t� des autres dans l'�tat de libert� sans frein. Mais alors, dans l'enclos que repr�sente une association civile, ces m�mes inclinations produisent pr�cis�ment par la suite le meilleur effet. Ainsi dans une for�t, les arbres, du fait m�me que chacun essaie de ravir � l'autre l'air et le soleil, s'efforcent � l'envi de se d�passer les uns les autres, et par suite, ils poussent beaux et droits. Mais au contraire, ceux qui lancent en libert� leurs branches � leur gr�, � l'�cart d'autres arbres, poussent rabougris, tordus et courb�s. Toute culture, tout art formant parure � l'humanit�, ainsi que l'ordre social le plus beau, sont les fruits de l'insociabilit�, qui est forc�e par elle-m�me de se discipliner, et d'�panouir de ce fait compl�tement, en s'imposant un tel artifice, les germes de la nature.


Sixi�me proposition

Ce probl�me est le plus difficile; c'est aussi celui qui sera r�solu en dernier par l'esp�ce humaine. - La difficult� qui saute aux yeux d�s que l'on con�oit la simple id�e de cette t�che, la voici : l'homme est un animal qui, du moment o� il vit parmi d'autres individus de son esp�ce, a besoin d'un ma�tre. Car il abuse � coup s�r de sa libert� � l'�gard de ses semblables; et, quoique, en tant que cr�ature raisonnable, il souhaite une loi qui limite la libert� de tous, son penchant animal � l'�go�sme l'incite toutefois � se r�server dans toute la mesure du possible un r�gime d'exception pour lui-m�me. Il lui faut donc un ma�tre qui batte en br�che sa volont� particuli�re et le force � ob�ir � une volont� universellement valable, gr�ce � laquelle chacun puisse �tre libre. Mais o� va-t-il trouver ce ma�tre ? Nulle part ailleurs que dans l'esp�ce humaine. Or ce ma�tre, � son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d'un ma�tre. De quelque fa�on qu'il s'y prenne, on ne con�oit vraiment pas comment il pourrait se procurer pour �tablir la justice publique un chef juste par lui-m�me : soit qu'il choisisse � cet effet une personne unique, soit qu'il adresse � une �lite de personnes tri�es au sein d'une soci�t�. Car chacune d'elles abusera toujours de la libert� si elle n'a personne au-dessus d'elle pour imposer vis-�-vis d'elle-m�me l'autorit� des lois. Or le chef supr�me doit �tre juste pour lui-m�me, et cependant �tre un homme. Cette t�che est par cons�quent la plus difficile � remplir de toutes; � vrai dire sa solution parfaite est impossible; le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites. La nature nous oblige � ne pas chercher autre chose qu'� nous rapprocher de cette id�e. R�aliser cette approximation, c'est aussi le travail auquel nous nous attelons le plus tardivement : ceci r�sulte du fait que, pour y parvenir, ce qui est exig�, ce sont des concepts exacts touchant la nature d'une constitution possible, c'est une grande exp�rience, riche du profit de maints voyages � travers le monde, et par-dessus tout, c'est une bonne volont�, dispos�e � accepter cette constitution. Trois conditions qui ne peuvent �tre r�unies que difficilement et, quand cela se produit, ne peuvent l'�tre que tr�s tardivement, apr�s de multiples et vaines tentatives.


Septi�me proposition

Le probl�me de l'�tablissement d'une constitution civile parfaite est li� au probl�me de l'�tablissement de relations r�guli�res entre les Etats, et ne peut pas �tre r�solu ind�pendamment de ce dernier. - A quoi bon travailler � une constitution civile r�guli�re, c'est-�-dire � l'�tablissement d'une communaut� entre individus isol�s ? La m�me insociabilit� qui contraignait les hommes � s'unir est � son tour la cause d'o� il r�sulte que chaque communaut� dans les relations ext�rieures, c'est-�-dire dans ses rapports avec les autres Etats, jouit d'une libert� sans contrainte; par suite chaque Etat doit s'attendre � subir de la part des autres exactement les m�mes maux qui pesaient sur les hommes et les contraignaient � entrer dans un Etat civil r�gi par des lois. La nature a donc utilis� une fois de plus l'incompatibilit� des hommes et m�me l'incompatibilit� entre grandes soci�t�s et corps politiques auxquels se pr�te cette sorte de cr�atures, comme un moyen pour forger au sein de leur in�vitable antagonisme un �tat de calme et de s�curit�. Ainsi, par le moyen des guerres, des pr�paratifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la mis�re qui s'ensuit int�rieurement pour chaque Etat, m�me en temps de paix, la nature, dans des tentatives d'abord imparfaites, puis finalement, apr�s bien des ruines, bien des naufrages, apr�s m�me un �puisement int�rieur radical de leurs forces, pousse les Etats � faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu'il leur en co�t�t d'aussi tristes �preuves, c'est-�-dire � sortir de l'�tat anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Soci�t� des Nations. L�, chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa s�curit� et de ses droits non pas de sa propre puissance ou de la propre appr�ciation de son droit, mais uniquement de cette grande Soci�t� des Nations, c'est-�-dire d'une force unie et d'une d�cision prise en vertu des lois fond�es sur l'accord des volont�s. Si romanesque que puisse para�tre cette id�e, et bien qu'elle ait �t� rendue ridicule chez un Abb� de Saint-Pierre ou un Rousseau (peut-�tre parce qu'ils en croyaient la r�alisation toute proche), telle est pourtant bien l'issue in�vitable de la mis�re o� les hommes se plongent les uns les autres, et qui doit forcer les Etats � adopter la r�solution (m�me si ce pas leur co�te beaucoup) que l'homme sauvage avait accept� jadis tout aussi � contrecoeur : r�solution de renoncer � la libert� brutale pour chercher repos et s�curit� dans une constitution conforme � des lois. Toutes les guerres sont de ce fait autant de tentatives (non pas bien entendu dans l'intention des hommes, mais dans celle de la nature) pour r�aliser de nouvelles relations entre les Etats, et, par leur destruction, ou du moins par leur d�membrement g�n�ral, pour former de nouveaux corps; ceux-ci, � leur tour, soit dans leurs rapports internes, soit dans leurs relations mutuelles ne peuvent se maintenir, et par cons�quent doivent subir d'autres r�volutions analogues. Un jour enfin, en partie par l'�tablissement le plus ad�quat de la constitution civile sur le plan int�rieur, en partie sur le plan ext�rieur par une convention et une l�gislation communes, un �tat de choses s'�tablira qui, telle une communaut� civile universelle, pourra se maintenir par lui-m�me comme un automate.

Et maintenant, est-ce d'un concours �picurien des causes efficientes qu'il nous faut attendre que les Etats, comme les atomes de la mati�re, essaient, en s'entrechoquant au hasard, toutes sortes de structures qu'un nouveau choc d�truira � leur tour, jusqu'� ce qu'enfin, un jour, par hasard, l'une d'elles r�ussisse � se conserver dans sa forme (heureux hasard, dont on n'imagine pas sans peine la r�ussite !) ? Ou bien doit-on plut�t admettre que la nature suit ici un cours r�gulier en conduisant notre esp�ce du degr� inf�rieur de l'animalit� au degr� sup�rieur de l'humanit� par un art qui lui est propre, bien qu'impos� de force � l'homme, tandis qu'elle d�veloppe ces dispositions primitives, selon un plan tout � fait r�gulier en d�pit du d�sordre apparent qui pr�side � son arrangement ?

Ou bien pr�tendra-t-on au contraire que toutes ces actions et r�actions des hommes, dans leur ensemble, n'aboutissent nulle part � rien, � rien de sage du moins, que tout continuera comme par le pass� et qu'on ne peut pr�voir si la discorde naturelle � notre esp�ce ne nous pr�parera pas finalement, malgr� l'�tat de civilisation, un enfer de maux, en an�antissant peut-�tre une fois de plus par une destruction barbare cette civilisation et tous les progr�s que nous f�mes jusqu'ici dans la culture (menace d'un destin dont rien ne saurait nous garantir sous le r�gne du hasard aveugle qui pratiquement s'identifie � la libert� sans loi, � moins qu'on ne soumette cette libert� � un principe naturel d'une secr�te sagesse) ?

Toutes ces hypoth�ses reviennent � peu pr�s � se poser la question suivante : est-il raisonnable d'admettre la finalit� de l'organisation de la nature dans le d�tail et cependant l'absence de finalit� dans l'ensemble ? L'�tat des sauvages, d�pourvu de finalit�, d'abord entrave toutes les dispositions naturelles de notre esp�ce; mais, en fin de compte, il les a forc�s, par le moyen des maux o� il les plongeait, � sortir de cet �tat pour entrer dans une constitution civile o� tous ces germes ont pu se d�velopper. La libert� barbare des Etats d�j� �tablis r�alise �galement cette transformation. En effet, l'application de toutes les forces des communaut�s � s'armer les unes contre les autres, les ravages que provoque la guerre, et bien plus encore la n�cessit� de se sentir continuellement pr�t � la guerre, g�nent le complet d�veloppement des dispositions de la nature dans leur cours. Mais par contre aussi, les maux qui d�coulent de cette situation contraignent notre esp�ce � imaginer une loi de compensation en face de cette opposition (en soi-m�me salutaire), que manifestent nombre d'Etats vivant c�te � c�te, et, pour donner du poids � cette loi, � introduire une force unifi�e, et par suite une situation cosmopolitique de s�curit� publique des Etats, d'o� le danger ne soit pas tout � fait exclu (car il ne faut pas que les forces des hommes s'assoupissent compl�tement), mais que r�gle un principe d'�galit� pour leurs actions et r�actions mutuelles, afin qu'ils ne se d�truisent pas les uns les autres. Tant que ce dernier pas n'est point franchi (� savoir l'association des Etats), ce qui ne repr�sente gu�re qu'une moiti� du d�veloppement pour la nature humaine, cette derni�re endure les pires maux sous l'apparence trompeuse d'un bien-�tre ext�rieur; et Rousseau n'avait pas tellement tort de pr�f�rer l'�tat des sauvages, abstraction faite, �videmment, de ce dernier degr� auquel notre esp�ce doit encore s'�lever. Nous sommes hautement cultiv�s dans le domaine de l'art et de la science. Nous sommes civilis�s, au point d'en �tre accabl�s, pour ce qui est de l'urbanit� et des biens�ances sociales de tout ordre. Mais quant � nous consid�rer comme d�j� moralis�s, il s'en faut encore de beaucoup. Car l'id�e de la moralit� appartient encore � la culture; par contre, l'application de cette id�e, qui aboutit seulement � une apparence de moralit� dans l'honneur et la biens�ance ext�rieure, constitue simplement la civilisation. Mais aussi longtemps que des Etats consacreront toutes leurs forces � des vues d'expansion chim�riques et violentes, et entraveront ainsi sans cesse le lent effort de formation int�rieure de la pens�e chez leurs citoyens, les privant m�me de tout secours dans la r�alisation de cette fin, on ne peut escompter aucun r�sultat de ce genre; car un long travail int�rieur est n�cessaire de la part de chaque communaut� pour former � cet �gard ses citoyens. Par contre, tout bien qui n'est pas greff� sur une disposition moralement bonne n'est que pure chim�re et faux clinquant. Le genre humain restera sans doute dans cette position jusqu'� ce que, de la mani�re que je viens d'indiquer, il se d�gage laborieusement de la situation chaotique o� se trouvent les rapports entre Etats.