Le Monde

Vivre avec 400 mots

Le langage des jeunes des cités peut faire rire. Il renforce aussi leur exclusion. La phrase a jailli mécaniquement. C'était il y a deux mois, à Grenoble. Sihem, 14 ans, venait d'intégrer l'Espace adolescents, une structure d'accueil visant à rescolariser des jeunes de 14 à 21 ans en rupture de scolarité ou aux portes de la délinquance. Ce jour-là, la jeune fille butait sur un exercice. « Je suis trop une Celte ! », s'est-elle alors exclamée. Interloqué, Antoine Gentil, son professeur, lui a demandé ce qu'elle voulait dire par « Celte » ? Et Sihem d'expliquer que, dans sa cité, le quartier de la Villeneuve, à Grenoble, ce mot était couramment utilisé pour désigner un(e) imbécile. Pourquoi et comment, à supposer qu'il soit orthographié de la même façon, a-t-il été détourné de son sens ? Sihem l'ignore. L'adolescente sait seulement qu'elle ne prononce plus beaucoup cette expression, en tout cas plus en classe. Elle veut « réussir dans la vie et avoir un métier » et espère reprendre bientôt une scolarité normale, commencer une formation, faire des stages. « Pour cela, il faut que j'apprenne à bien parler », reconnaît-elle.

L'Espace adolescents de Grenoble, placé sous la tutelle du Comité dauphinois d'action socio-éducative (Codase), met justement l'accent sur le réapprentissage du langage. La plupart des adolescents qui arrivent ici présentent des difficultés avec la langue française, à laquelle ils ont substitué une langue « des cités » souvent comprise d'eux seuls. « Nous essayons de les en détacher, le plus souvent par l'entremise de jeux, explique Marie-France Caillat, éducatrice au sein de la structure. A chaque fois, par exemple, qu'un jeune emploie l'expression «sur la vie de ma mère», nous prononçons immédiatement devant lui le prénom de sa mère, ce qui a pour effet de le déstabiliser. Quand un autre lance «sur le Coran» à la manière d'un juron, nous lui faisons reprendre sa phrase en remplaçant «Coran» par «canard». On arrive, comme ça, à faire changer leurs habitudes linguistiques. Mais ce n'est pas simple. Ces jeunes donnent l'impression d'être de véritables friches. On dirait que rien n'a été cultivé chez eux, qu'ils se sont constitués tout seuls. »

Les enseignants et les éducateurs qui cohabitent dans cet établissement ne s'appliqueraient pas à sevrer ces jeunes de leur langage si celui-ci n'était pas devenu trop « encombrant » en dehors de leurs quartiers. Qu'on l'appelle « argot des cités », « parler banlieue » ou « langage des jeunes », ce jargon a été beaucoup étudié « culturellement ». Des chercheurs ont décrypté sa structure, décortiqué son vocabulaire, répertorié ses emprunts aux langues des communautés immigrées. Des artistes en ont fait un sujet en tant que tel, comme le réalisateur Abdellatif Kechiche avec L'Esquive, grand vainqueur de la dernière cérémonie des Césars. Bernard Pivot a glissé des « meufs » dans une de ses dictées. Les dictionnaires ont même ouvert leurs pages à certains de ses mots, comme teuf, keum, keuf ou beur (et beurette), également tirés du verlan.

N'était-ce pas oublier que ce langage, généralement débité à toute vitesse et sans beaucoup articuler, se heurte aussi à une autre réalité : celle du monde extérieur et de la vie de tous les jours ? Pas simple de chercher du travail, d'ouvrir un compte en banque ou de s'inscrire à la Sécurité sociale quand on ne possède que « 350 à 400 mots, alors que nous en utilisons, nous, 2 500 », estime ainsi le linguiste Alain Bentolila, pour qui cette langue est d'une « pauvreté » absolue. « Je veux bien qu'on s'émerveille sur ce matériau linguistique, certes intéressant, mais on ne peut pas dire : «Quelle chance ont ces jeunes de parler cette langue !», objecte ce professeur de linguistique à la Sorbonne. Dans tout usage linguistique, il existe un principe d'économie qui consiste à dépenser en fonction de ce qu'on attend. Si je suis dans une situation où l'autre sait quasiment tout ce que je sais, les dépenses que je vais faire vont être minimes. En fait, «ça va sans dire». Et si «ça va sans dire», pourquoi les mots ? Cette langue est une langue de proximité, une langue du ghetto. Elle est parlée par des jeunes qui sont obligés d'être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion, le même vide. » Selon lui, « entre 12 % et 15% de la population jeune » utiliserait aujourd'hui exclusivement ce langage des « ticés » (cités).

Dans l'agglomération grenobloise, « un bon tiers des 800 jeunes que nous suivons sont confrontés à des problèmes d'expression, témoigne Monique Berthet, la directrice du service de prévention spécialisée du Codase. Et plus ça va, plus leur vocabulaire diminue. On voit souvent, dans nos structures, un jeune prendre le téléphone et demander abruptement : «Allô ?... C'est pour un stage.» A l'autre bout du fil, la personne doit alors deviner que son interlocuteur est un élève de troisième et qu'il sollicite un stage de découverte. » Convaincre des jeunes de renoncer à leur argot, comme on le fait à Grenoble, relève du défi. « Ils sont très réticents quand on leur propose de revenir au b.a.-ba du français. Il arrive même qu'ils nous jettent leur cahier à la figure, raconte Aziz Sahiri, conseiller technique au Codase et ancien adjoint au maire de Grenoble en charge de la prévention de la délinquance (1989-1995). Pour eux, parler bien ou mal, c'est anecdotique. On se doit pourtant de les convaincre qu'il n'y pas d'autre choix que de posséder le code commun général. C'est le seul moyen, pour eux, de sortir de leur condition. Ils sont condamnés à parler le français commun. Et leur peine, c'est l'école. »

Est-ce un hasard si des spécialistes en prévention de la délinquance s'intéressent autant à cette « fracture linguistique » ? De la carence orale à la violence physique, le pas peut être rapide. « L'incapacité à s'exprimer génère de la frustration. Faute de mots, l'instrument d'échange devient alors la castagne. Et moins on est capable d'élaborer des phrases, plus on tape », poursuit Aziz Sahiri. Sa collègue, Monique Berthet, se souvient d'un jeune incapable d'expliquer les raisons de son retard à un atelier : « Son impuissance à dire l'a conduit dans un registre d'agressivité. Il s'en est pris aux objets qui étaient là, en l'occurrence des pots de peinture. Il était comme acculé par les mots. »

Alain Bentolila a été témoin, lui, d'une scène de « passage à l'acte » encore plus symptomatique au tribunal de Créteil. Accusé d'avoir volé des CD dans un supermarché, un jeune se faisait littéralement « écraser », ce jour-là, par l'éloquence d'un procureur verbeux à souhait. « Le gars n'arrivait pas à s'exprimer, raconte le linguiste. Le procureur lui a alors lancé : «Mais arrêtez de grogner comme un animal !» Le type a pris feu et est allé lui donner un coup de boule. J'ai eu l'impression que les mots se heurtaient aux parois de son crâne, jusqu'à l'explosion. Quand on n'a pas la possibilité de laisser une trace pacifique dans l'intelligence d'un autre, on a tendance, peut-être, à laisser d'autres traces. C'est ce qu'a voulu faire ce gars en cassant le nez de ce procureur. » Une « trace » chèrement payée : six mois de prison ferme.

Le plus étonnant, toutefois, dans cet idiome né au pied des HLM, est son succès loin des quartiers défavorisé. Des expressions comme « niquer sa race », « kiffer une meuf » ou « j'hallucine grave » s'enracinent dans les centres-villes. L'inimitable accent « caillera » (racaille) accompagne le mouvement, de même que certaines onomatopées, comme ce petit claquement de langue lâché en fin de phrase pour acquiescer un propos. « Tout cela donne un genre, un «zarma», comme disent les jeunes, observe Alain Bentolila. La langue des cités présente une facilité linguistique assez enviable, qui peut devenir de l'ordre du modèle pour les classes moyennes. Ce qui est un échec - parler 350 mots quand il en faut 2 500 - devient alors un signe de reconnaissance et de regroupement. Il faut parler cette langue pour ne pas passer pour un bouffon ou un intello. »

« Langage des exclus » désormais parlé par des non-exclus, cet argot serait-il en train de perdre son âme ? Non, car sa caractéristique est aussi de muer en permanence. Le parler urbain d'aujourd'hui n'a presque plus rien à voir avec la tchatche de la fin des années 1990. Le verlan serait ainsi en très nette perte de vitesse dans le processus de renouvellement du vocabulaire banlieusard. « On ne l'utilise pratiquement plus, car le verlan est passé dans le domaine public ! », s'amuse Franck, qui vit dans le quartier du Bois sauvage, à Evry. Avec sept autres jeunes de sa cité, Franck travaille sur l'élaboration d'un « lexique de la banlieue ». Depuis un an, ces garçons et filles de 16 à 22 ans aux parcours scolaires agités s'emploient à donner une définition et une étymologie à quelque 300 mots et expressions dûment sélectionnés. Les innovations les plus récentes figurent dans cet ouvrage, qu'ils espèrent publier en septembre.

Quelques extraits ? Un jeune affirme, par exemple, qu'il se sent « moelleux », quand il a la flemme de bouger. S'il « est Alcatraz », c'est que ses parents lui interdisent de sortir de chez lui. Et s'il « est en bordel », il faut seulement comprendre qu'il est train de galérer. Emprunté à l'anglais, le mot « bad » ne veut pas dire « mauvais », mais son contraire « bon » - preuve que le jeu est bien de brouiller les pistes. La palme de la métaphore revient toutefois à l'expression « boîte de six », utilisée pour décrire un fourgon de police : une allusion aux emballages de poulet frit, de type nuggets, vendus chez McDonald's. Par extension, une « boîte de vingt » désigne un car de CRS.

« Quand tu utilises pour la première fois un mot et que ce mot reste dans le langage, c'est une grande fierté », indique Cédric. « Surtout que le vocabulaire n'est pas le même d'un département à l'autre, d'une ville à l'autre, et même parfois d'une cité à l'autre, souligne Dalla. L'autre jour, je suis allée dans le 95 : là-bas, une meuf, c'est une darzouze. Je ne sais pas d'où ça vient. » A Evry, dans le 91, les garçons appellent les filles des « cuisses » et les filles nomment les garçons des « bougs », contraction du créole « bougres ». Dalla et ses copines ont aussi leur « propre vocabulaire pour ne pas se faire comprendre des mecs ». Elles s'envoient également entre elles du « frère » à tire-larigot. Alors que Franck, le Blanc, et Cédric, le Noir, s'appellent respectivement « négro ». « Cela ne veut pas dire qu'on est racistes. Blacks, Blancs ou «Hindous», on a tous grandi dans la même cité. On peut se permettre des familiarités sur nos différences de culture. C'est un jeu », explique Franck. S'ils se sont lancés dans ce projet de lexique, c'est pour « faire un pont avec l'extérieur » et montrer que cette langue est « le plus beau des langages, le plus imagé ». Mais rappeler, aussi, qu'ils savent utiliser le français courant, comme en attestent les définitions qu'ils s'appliquent à rédiger. « Le français, c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas, assure Cédric. Nous, on est bilingues. On parle aussi bien la langue des cités que le français traditionnel. »

« Bilingue », Raphaël l'est aussi. Mais lui s'est volontairement « détaché » de cette langue des cités, au point de revendiquer un « BTS du bien parler ». Avec une trentaine de jeunes d'Hérouville-Saint-Clair, dans la banlieue de Caen, il a créé Fumigène, un magazine soigneusement réalisé et consacré à la « littérature de rue » et à la culture hip-hop. « On voulait casser les clichés persistants sur les jeunes des cités qui ne foutent rien de la journée, explique Raphaël, 23 ans. Nous aussi, les jeunes des quartiers, avons des idées et des opinions. Et, pour les exprimer, il n'y a pas d'autre solution que d'employer le langage académique. Des écrivains comme Faïza Guène et Rachid Djaïdani, qui viennent de la banlieue, ou des rappeurs comme Akhénaton, Oxmo Puccino et Kery James utilisent tous le langage du savoir. Parler la même langue que l'autre, c'est prendre ses armes pour gagner le combat. Les jeunes en ont conscience. Des expressions comme «le savoir est une arme» ou «les mots sont des balles» se font entendre de plus en plus dans les quartiers. »

Mais que valent les mots face aux clichés ? Il y a peu, Raphaël est allé présenter son magazine au responsable culturel d'une collectivité territoriale, dans l'espoir d'obtenir une subvention. Sans succès. « C'est trop bien écrit », lui a-t-on répondu.

Frédéric Potet
Le Monde, Le Monde, 19 mars 2005

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