Le travail et la technique



Notions également traitées dans ce chapitre : La nature - La conscience - La liberté - Le bonheur - Le devoir


Une image, un texte



Gustave Caillebotte, Les raboteurs de parquet, 1875.

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l'Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea. Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures. Alors ils entendirent la voix de l'Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l'homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l'Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais l'Éternel Dieu appela l'homme, et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et l'Éternel Dieu dit : Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? L'homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé. Et l'Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé. L'Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon. Il dit à la femme : J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. Il dit à l'homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre : Tu n'en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. Adam donna à sa femme le nom d'Eve : car elle a été la mère de tous les vivants. L'Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit. L'Éternel Dieu dit : Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement. Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris. C'est ainsi qu'il chassa Adam ; et il mit à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie.

La Bible, Livre de la genèse.


Cours

    Intro. : Analyse des termes :
  1. Quels peuvent être les différents sens ou usages du mot Travail dans la langue française ? (préciser la connotation éventuelle)
  2. A quels mots ou idées associez-vous le travail ? A quels mots ou idées l'opposeriez-vous ?
  3. Chercher les différentes définitions du mot Technique.
  4. Quels liens y'a-t-il entre le travail et la technique ?


  1. Travail, technique et humanité :

  2.   Le travail et la technique sont-ils des activités spécifiquement humaines ? En quoi nous renseignent-ils sur le rapport de l'homme à la nature ? Le travail est-il humanisant ou révèle-t-il notre soumission à la nécessité ? La technique nous éloigne-t-elle de la nature, de notre nature, ou l'accomplit-elle ?

    1. Penser les origines :

    2.   Pourquoi et comment les hommes en sont-ils venus à devoir travailler ou à avoir recours à la technique ?

        a) Dans le cadre chrétien :
        Dans la Bible, plus précisément dans la Genèse, (cf ci-dessus ou ici), le travail est décrit comme une malédiction, il est une des conséquences du pêché originel. L'homme est condamné à travailler, c'est-à-dire à produire ses moyens de subsistance, alors que dans le jardin d'Eden aucun effort n'était à produire. Notez au passage, que "la femme" est elle aussi condamné "au travail", mais cette fois dans le sens obstétrique, c'est-à-dire à "enfanter dans la douleur". Dans ce contexte, et pour de nombreux siècles donc, le travail est labeur, il est associé à la peine, la souffrance, il est vécu comme une contrainte.
        Il faudra attendre la renaissance, et plus particulièrement l'émergence du protestantisme, comme l'a montré le sociologue Max Weber, pour que dans le cadre même du christianisme, l'activité "travail" soit réévaluée : Dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (1905), le sociologue montre en effet que la théologie protestante a élaboré un nouveau sens des activités que l'on regroupe aujourd'hui sous le terme de travail. Pour le dire rapidement, travailler signifie exploiter ses talents, talents qui ont été mis en nous par Dieu. Travailler revient donc à rendre hommage à Dieu, à répondre à la vocation qu'il a définie pour nous. Weber signale d'ailleurs que dans la traduction en allemand de la Bible par Luther, le même mot désigne la vocation (dans son sens religieux : appel de Dieu) et le métier : Beruf. Lire ce texte.

        b) Si l'on revient sur la question de savoir comment ont été pensé les origines du travail (et de la technique), on peut également revenir aux grecs et plus précisément à un mythe célèbre raconté par Platon : le Mythe de Prométhée. Si on passe directement à l'interprétation que nous pouvons faire de ce mythe, au-delà de l'histoire légendaire qu'il raconte, on voit que l'homme est conçu comme naturellement démuni, inachevé, incapable de survivre uniquement grâce à ce que la nature lui a donné. Elle s'est d'ailleurs montré passablement avare envers l'homme : il est "nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes".
        Ainsi, l'homme ne doit-il sa survie qu'à la culture (à l'intervention de Prométhée dans le mythe, qui vole aux dieux "la connaissance des arts" (autrement dit la technique) et le feu), c'est-à-dire à ces dispositifs par lesquels il peut modifier la nature, la dépasser, s'en arracher. L'homme est donc, par nature, un être technique, ou un être de culture.

        c) Enfin, même si ce texte de Hume ne parle pas explicitement du travail ou de la technique, il peut être intéressant à lire dans ce chapitre car lui aussi insiste sur cette idée, à travers la nécessité de la vie sociale pour l'homme, de la nécessité que les hommes transforment le monde pour vivre, qu'ils modifient la nature ensemble et en coopérant. Ce texte met donc l'accent sur un aspect du travail dont nous n'avons pas parlé jusque là : il est une activité éminemment sociale, il est un "facteur de lien social" comme disent les sociologues, puisqu'il implique depuis très longtemps, dans toutes les sociétés complexes et dépassant la tribu faite de quelques individus, une division du travail (sur cette idée, voir déjà ce texte de Platon) : on gagne en efficacité en se répartissant les tâches, en se spécialisant. Une interdépendance apparaît donc entre les différents membres de la société, puisque l'agriculteur a besoin du forgeron, qui lui-même a besoin du boulanger etc...

    3. Le travail, c'est pas humain ?

    4. Le travail est-il une activité spécifiquement humaine ? L'homme se réalise-t-il en travaillant ou au contraire est-il ravalé au rang de bête (de somme) ?

      a) L'homme s'affirme par le travail en s'opposant à la nature :
        Dans les deux textes qui suivent le travail est vu comme ce qui définit l'homme, ce qui lui permet de se distinguer de la nature dans laquelle il est pris, ce qui veut dire aussi, se distinguer des autres animaux. Cette manière de définir l'homme par sa capacité de s'éloigner, voire de "s'arracher" à la nature (selon une formule qu'utilisent souvent les auteurs se rattachant à cette vision de l'homme), a été désignée par la philosophe Dominique Meda par l'expression d'humanisme technologique. Le travail et la technique définissent l'homme, car c'est la distance que la culture creuse d'avec la nature qui lui permet de réaliser son essence.
          - Marx, L'abeille et l'architecte.
          - Bataille, L'homme nie la nature.

      b) Le travail nous enferme dans le cycle naturel production/consommation :
        Dans Condition de l'homme moderne (1958), Hannah Arendt s'interroge sur les différentes dimensions de ce qu'elle appelle la vita activa (par opposition à la vita contemplativa). Elle distingue dans ce champ, trois activités : le travail, l'œuvre et l'action. Arendt analyse ces différentes activités en fonction de leur rôle dans la construction du "monde humain". Or, qu'est-ce que le monde pour Arendt ? Il est constitué par les œuvres que les hommes ont produites depuis la nuit des temps : ce sont les œuvres d'art, les grandes législations, les découvertes scientifiques, les pensées des philosophes etc... Le monde humain est constitué de toutes ces créations qui donnent du sens à l'existence humaine, qui constituent un environnement qui dit aux hommes, spécialement aux "nouveaux venus", à tous ceux qui naissent, dans un mouvement perpétuel qui apporte du nouveau, ce que c'est qu'être humain. La caractéristique principale de ces œuvres est la durabilité : elles n'existent pas seulement pour une génération, mais sont transmises, précieusement conservées (penser aux œuvres d'art dont les conservateurs de musées ont la charge).
        Le travail au contraire ne produit que des biens destinés à être rapidement consommés (voir ce texte). Il s'inscrit, et il inscrit l'homme, dans le cycle de la nature. Il est l'expression de la part animale de l'homme. Nous travaillons parce que nous devons nous nourrir, protéger notre corps des attaques de la nature etc. Aucun produit du travail ne dure véritablement : c'est évident pour les aliments que nous produisons, mais cela est vrai aussi, de manière absolue, de biens qui ont une durée de vie plus longue relativement. Nos vêtements, nos ordinateurs, nos voitures ou même nos maisons sont rongés par l'obsolescence (programmée ou non...).
        C'est pour cette raison qu'Hannah Arendt, en revenant à la manière dont les grecs considéraient le travail (cf. ce texte), développe l'idée qu'il faut retrouver le sens d'autres activités, pour construire le monde humain : les activités réflexives, les œuvres, l'action politique.

  3. Finalités du travail et du progrès technique :

  4.   Pourquoi travaillons-nous ? Est-ce seulement "pour subvenir à nos besoins", pour survivre ? Quels sont les autres enjeux de cette activité (psychologiques, sociaux, moraux...)?

    1. Par la technique l'homme fait servir la nature à ses fins
    2.   Le projet de la modernité, sa foi dans les progrès des sciences et des techniques, a été exprimé dans un texte célèbre de Descartes. Il y formule l'idée selon laquelle l'homme peut, grâce au progrès de la raison, espérer devenir "comme maître et possesseur de la nature" : voir cet extrait du Discours de la méthode.

    3. Le travail permet à l'homme d'accéder à la conscience de lui-même
    4.   Comme nous l'avons vu dans dans le chapitre sur la conscience, Hegel considère que l'homme ne se connaît pas lui-même, ou ne parvient pas à la conscience de soi, seulement de manière théorique, par la philosophie par exemple. Il y parvient aussi en agissant sur le monde, en le modifiant : "l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations".
          - Hegel, texte tiré de l'introduction de l'Esthétique.

    5. Par le travail l'homme s'humanise et acquiert l'estime de soi
    6.   Dans le texte qui suit, qui est tiré d'une œuvre dans laquelle Kant réfléchit sur le sens de l'histoire humaine, il interprète le fait que la nature ait été particulièrement "économe" avec l'homme (idée déjà rencontrée dans le mythe de Prométhée), comme signifiant que "l'homme dût parvenir par son travail à s'élever de la plus grande rudesse d'autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu'il est possible sur terre) au bonheur, et qu'il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n'en être redevable qu'à lui-même; c'est aussi comme si elle tenait plus à ce qu'il parvînt à l'estime raisonnable de soi qu'au bien-être".
        Autrement dit, il fallait que l'homme travaille pour survivre et construire un monde dans lequel il puisse atteindre un certain bien-être, voire le bonheur, car il fallait que par là il développe les facultés ou dispositions de sa nature, qui sans cela seraient restées en sommeil. C'est à cette seule condition qu'il peut parvenir à "l'estime de soi" et se rendre digne du bonheur. N'est-ce pas une expérience que tout le monde a pu faire un jour, celle de ressentir la satisfaction morale d'avoir soi-même accompli quelque chose ? N'est-il pas beaucoup plus estimable d'arriver à un résultat par soi-même, par ses propres efforts ? N'est-ce pas une source de fierté ?
        - Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Troisième proposition.

  5. Travail, liberté et bonheur :

  6.   Le travail et la technique sont-ils libérateurs ou aliénants ? Peuvent-ils être source de plaisir, voire de bonheur ?

    1. L'aliénation du travailleur :
    2.   Nous avons vu que Marx fait partie des auteurs qui valorisent le travail, qui pensent qu'il nous permet d'accomplir notre humanité (cf texte sur l'abeille et l'architecte). Cette conception général du travail comme instrument de libération de l'homme vis-à-vis de la nature et de sa propre animalité, n'empêche pas Marx, bien au contraire, de voir les aspects négatifs de cette activité telle qu'elle est organisée, structurée, dans la société capitaliste.
        Il faut donc distinguer dans la pensée de Marx sur le travail, ce qui concerne le travail idéal et le travail réel. La situation réelle du travailleur, dans son activité et face au produit de son travail, est caractérisée par l'aliénation. Être aliéné, c'est ne pas être libre, ne pas ou ne plus s'appartenir : le produit de son travail n'appartient pas au travailleur et il ne s'appartient pas non plus à lui-même dans son activité.
      - Marx, Travail et aliénation.

    3. Le travail... c'est le bonheur !
    4. - Freud, Travail et sublimation des pulsions.


  7. Mise en question de la valeur travail :

  8.   Toutes les questions précédentes ont comme arrière-fond celle-ci. Quelle est la valeur de l'activité travail ? Peut-on penser l'homme sans le travail ? Faut-il chercher à s'en libérer ?

    1. Le travail, ennemi de l'individu :
    2. - Kierkegaard, Travail et oisiveté.
      - Nietzsche, Le travail est la meilleure des polices.

    3. Faut-il repenser le travail aujourd'hui ?
    4. - Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition (1995). Lire cet entretien qu'elle a donné au journal Le Monde le 13 février 1996. Ou écouter cette émission.

  9. Dangers de la technique :

  10.   Quels sont les risques que le développement technique fait courir à l'homme ? Tout ce que nous pouvons imaginer et que nous pourrons un jour réaliser, doit-il être développé ? Au-delà des limites de fait de notre pouvoir sur le monde, y a-t-il lieu de poser des limites de droit (morales, juridiques) ? Si oui, sur quelles bases, au nom de quels principes ? Qu'avons-nous à craindre de la technique ?

    - Risques écologiques : Le développement technique menace la nature. La prise de conscience de ces risques est aujourd'hui réelle. Mais que signifie "protéger la nature" ? Il y a différentes manières de penser notre rapport à la nature et les raisons que nous avons de nous en soucier. Voir ce texte de Luc Ferry qui distingue trois formes d'écologies.

    - Risques pour les libertés individuelles : Certaines techniques ne sont-elles pas mises au service de la surveillance ou du contrôle des populations, des individus ? Penser aux cauchemars imaginés par la littérature et le cinéma de science fiction (voir références plus bas).

    - Technique et démocratie : Le pouvoir techno-scientifique ne menace-t-il pas la démocratie ? La réflexion et la décision sur certains sujets ne sont-elles pas confisqués par les experts ? Le fait que certaines questions réclament des compétences spécialisées ne constitue-t-il pas une limite, une difficulté pour la démocratie ?

    - Pour une mise en question encore plus radicale de la technique, voir Heidegger et "la question de la technique" : par exemple dans ce texte sur "l'essence de la technique".
Complément :

Vocabulaire et repères utiles

Les mots en gras sont définis dans la partie Lexique du site.

Travail/loisir/jeu - Moyen/fin - Liberté/aliénation - En fait/en droit - Médiat/immédiat - Obligation/contrainte - Outil/machine

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Exemples de sujets

Travail, technique et humanité

Travail, technique et liberté

Travail et société

Dernière mise à jour : 07/04/2015